Armes nouvelles pour mission ancienne
Armée. La facilité avec laquelle les Chambres viennent d’octroyer à l’armée presque 1,7 milliard de francs n’étonne même plus: elle a l’air d’aller de soi.
Paolo Gilardi .
Tout au plus, pourrait étonner le fait que, parmi les parlementaires qui se sont exprimés contre le message du Conseil fédéral, d’aucuns ont fini par approuver le projet.
Et pourtant… Il y aurait pourtant de quoi s’étonner, non pas de cette nouvelle manne pour l’armée, mais de la facilité avec laquelle elle a été accordée compte tenu du contexte. En effet, jamais depuis la première moitié des années 1960 le Département Militaire Fédéral (DMF) – l’ancien nom de l’actuel Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) – n’avait connu une situation de crise telle qu’il la traverse aujourd’hui.
À l’époque, le dépassement de presque 70% du crédit voté par le Parlement pour l’achat de cent avions de combat, les Mirages, «capables de transporter une bombe atomique jusqu’à Moscou» (message du Conseil fédéral) avait provoqué un véritable séisme. À l’issue des travaux d’une Commission d’enquête parlementaire (CEP) créée ad hoc, le chef de l’armée d’abord, puis celui du DMF, le vigneron vaudois Paul Chaudet (Parti radical-démocratique, devenu PLR après sa fusion avec le Parti libéral suisse) ensuite, étaient acculés à la démission.
Pour sa part, la «Division du matériel de guerre», à l’origine du choix du Mirage et coresponsable des mensonges et omissions qui avaient marqué le débat parlementaire, était transformée en «Groupe pour l’armement» jusqu’à devenir de nos jours armasuisse, l’Office fédéral de l’armement.
Un champ de ruines. Aujourd’hui, point besoin de les acculer à la démission: c’est en début d’année que, de manière préventive, la cheffe du DDPS, celui de l’armée et le responsable des services secrets ont subitement quitté le navire. Sauvé-e-s des eaux, ces personnages laissent derrière eux un champ de ruines: Ruag, l’entreprise d’armement de la Confédération est empêtrée dans un scandale financier, les drones israéliens achetés en 2018 tardent à être livrés et s’avèrent pratiquement inutilisables alors que, cerise sur le gâteau, le prix des bombardiers F 35-A s’envole malgré les fausses assurances données au Parlement et à la population à propos d’un prétendu «prix fixe» (voir ci-dessous).
Tout cela aurait nécessité – et nécessite toujours – une Commission d’enquête parlementaire capable d’enquêter en profondeur, notamment sur les responsabilités des dirigeant-e-s d’armasuisse, de Peter Süssli, le chef démissionnaire de l’armée et de l’ex-conseillère fédérale Viola Amherd. Et pourtant, après avoir contribué à une remilitarisation du contexte en durcissant les conditions d’accès au service civil, c’est sans opposition que le Conseil des États et, avec quelques oppositions – provenant essentiellement des rangs écologistes –, le Conseil national ont approuvé le crédit de 1,697 milliards de francs.
Le plateau, théâtre des opérations. De cette manne, plus d’un milliard et demi est destiné notamment à acheter des radars passifs, des mini-drones, des pièces de rechange pour les chars Léopard et un nouveau système d’artillerie sur roues.
L’achat d’un outil est un indicateur des intentions à propos de son utilisation: il est peu probable qu’on achète un marteau pour se brosser les dents. Il en va de même avec le nouveau système d’artillerie sur roues. Il s’agit, d’après un document du DDPS de mai 20221, de remplacer les peu maniables chars blindés à chenilles par «de nouveaux véhicules à roues protégés et équipés de divers systèmes d’armes» bien plus souples dans un environnement «toujours plus densément bâti».
Les cartes publiées par le document du DDPS ne laissent pas place au doute quant au théâtre opérationnel envisagé: c’est la densité urbaine du plateau suisse qui est mise en évidence. Dès lors, de deux choses l’une: soit on considère que l’armée n’est pas en mesure de défendre les frontières du pays et on devra mener le combat dans les villes, soit l’ennemi est déjà parmi nous, à l’intérieur.
Les scenarii pris en considération sont explicites: en «situation ordinaire» la mission de ces forces terrestres serait «l ‘appui aux autorités civiles» alors qu’«en cas de tensions accrues», elles seraient appelées à «agir contre des forces irrégulières». Quant aux situations de conflit armé, leur tâche en serait renforcée par l’engagement «en priorité dans des positions préparées» dans les centres urbains. En d’autres termes, c’est une logique de militarisation des zones habitées par l’installation d’infrastructures qui est prônée.
Entraînées au Colorado? Est-ce étonnant dès lors que, d’après la «déclaration d’intentions» du DDPS rendue publique le 22 septembre, l’armée suisse prévoie «formations[communes]et échange de personnel»avec la Garde nationale étatsunienne – celle du Colorado en l’occurrence – en matière de «soutien aux autorités civiles»? Avec cette Garde nationale que Trump déploie dans les villes démocrates!
Pour un entraînement commun à l’exercice d’une mission ancienne qu’est le maintien de l’ordre, mais dans un contexte nouveau.
1Confédération Suisse, DDPS, Armée suisse, «Conception avenir de l’armée», mai 2022.