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Le plantigrade souffre d’arthrose. Mais…

Paolo Gilardi

De toutes parts, le discours officiel n’est qu’un : notre Civilisation, celle avec un grand « C », est menacée. Par les puissances du mal -c’est Ronald Reagan qui les avait ainsi nommées- qui « haissent l’Occident et nos libertés, nos démocraties et les droits que nous accordons aux femmes », que sont l’Iran et la Corée du Nord mais aussi la Chine et la Russie.

Et, comme au vieux temps de la guerre froide, c’est l’image du plantigrade russe prêt à déferler sur l’Europe qu’on nous sert ad nauseam. Un plantigrade pourtant à la santé fragile…

Qui menace quoi ?

Nul ne doute de l’aversion que suscitent chez les dirigeants qui  « nous haissent » les principes de l’Etat de droit, du suffrage universel et les droits individuels. C’est une aversion qui se traduit concrètement en l’empoisonnement des opposants , en leur incarcération, en restrictions des droits individuels et de ceux des minorités, en violations du droit international.

Cette aversion n’a toutefois pas empêché « nos » dirigeants et « nos » entreprises « civilisées » d’entretenir des rapports parfois excellents avec ces autocrates.

C’est le tapis rouge que l’on déroule devant la Maison Blanche pour accueillir Poutine ; c’est en Russie que nombre de grandes multinationales du monde « Civilisé » continuent, malgré les sanctions, à investir et à payer des impôts.

Quant aux menaces contre les droits, les lois internationales et la démocratie, elles ne sont de loin pas le monopole des autocrates, nord-coréen, iraniens, chinois et russe : en la matière, Benjamin Netanyahu, Donald Trump, Victor Orban, le premier ministre Indien Narendra Modi ou encore Giorgia Meloni ne se défendent pas trop mal.

Des déportations des demandeurs d’asile en Albanie ou de milliers de paysans indiens aux privation de droit des personnes homosexuelles en Hongrie, de l’assaut contre le Capitole au dynamitage des structures internationales -l’ONU dans son ensemble, la FAO ou la CPI par exemple-, de la ré-écriture des programmes scolaires par les idéologues néo-conservateurs, de la chasse à l’immigré, clandestin ou pas, au génocide de Gaza, les exemples abondent de leur mépris absolu des fondements de la Civilisation.

Et si la Charte de l’ONU est ouvertement violée par un des membres permanents de son Conseil de sécurité lorsqu’il attaque un Etat membre, l’Ukraine, c’est l’ONU elle-même qui est humiliée quand l’armée d’un pays créé sur décision de cette même ONU bombarde les campements de la FINUL, la force d’interposition des Nations Unies au Liban, quand les gouvernements – USA en tête- privent de ressources l’agence de l’ONU pour l’aide aux réfugiés palestiniens, l’UNWRA.

Et c’est sans que les gouvernements du monde prétendument civilisé n’émettent plus qu’un murmure de désapprobation lorsque le gouvernement des Etats Unis bannit de son territoire certains représentants de l’ONU ou de la CPI, lorsque ce même gouvernement menace de sanctions les instituts bancaires qui oseraient autoriser leurs distributeurs automatiques de billet à servir Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’Organisation des Nations Unies.

Serait-ce pour autant une raison de sous-estimer l’agressivité incarnée par la Russie de Poutine ? Evidemment, que non.

En a-t-il seulement les moyens ?

Nul ne peut douter du fait que dans son revanchisme anti-bolchévique -ses diatribes contre Lénine qui avait garanti à l’Ukraine le droit à l’autodétermination en témoignent-, Vladimir Poutine, nourrit un rêve de restauration de l’ancien empire tsariste dans toute son étendue territoriale.

Et que l’entretien d’un état de guerre permanent soit indispensable à sa survie politique, comme cela l’a été pour Netanyahu ou comme cela pourrait l’être pour Emmanuel Macron, ne fait pas de doutes non plus.

Mais, a-t-il seulement les moyens de son rêve impérial ? C’est la seule question sérieuse à poser, la seule qui soit déterminante dans la définition de la menace contre laquelle il faudrait se prémunir à coups de milliards investis dans l’armement.

Du chancelier allemand au président français, des chefs d’état-major -y compris celui qui demande à ses concitoyens d’être «prêts à sacrifier » leurs enfants au nom de la défense- à Martin Pfister, néo-ministre suisse de la défense, tous s’accordent pour prédire une tentative programmée de déferlement russe sur l’Europe « à l’horizon 2028-2030 ».

S’abritant derrière la nature « confidentielle » de leurs prémonitions, il n’ont comme preuve de leur vision du conflit à venir, dans le meilleur des cas, des assertions et bravades de Vladimir Poutine et, au pire, des poncifs hérités de la culture politique de la guerre froide. Peu, sont ceux qui abordent la question sous l’angle de la situation réelle que connaît la Russie.

Parmi ces rares analystes qui abordent la chose avec le sérieux nécessaire -et bien qu’il finisse par approuver les plans de réarmement- figure le rédacteur en chef de la Revue militaire suisse, le colonel Vautravers.

C’est lui qui déclarait, à l’occasion du troisième anniversaire de l’agression russe contre l’Ukraine, que « l’armée russe de 2022 n’existe plus. La quasi totalité de son matériel a été « consommée » dans la guerre en Ukraine. L’industrie russe, même en fonctionnant 24 heures sur 24 compense les pertes avec la remise en état de matériel des années soixante. Des armements ultramodernes (drones, missiles) côtoient désormais des dinosaures à chenilles. La Russie est en outre privée de ses exportations d’armes -aujourd’hui pratiquement interrompue par les nécessités de la guerre. Dans le cas d’une paix rapidement négociée en Ukraine, il faudra aux Russes des années pour reconstituer un potentiel militaire similaire à celui de 2022 »1.

Un potentiel militaire, ajouterions-nous, qui lui a permis, au bout de trois ans de guerre, de gagner quelques petits pourcentages du territoire convoité, mais de sacrifier un nombre fort élevé de vies de jeunes soldats.2

The economist … confirme.

L’état de délabrement de l’économie russe est confirmé par les plus sérieux des observateurs.

Lors du Forum économique de Saint Pertersbourg qui s’est tenu en juin passé, Maxime Rechetnikov, ministre russe de l’économie, reconnaissait que « la Russie est au bord de la récession »3. Ainsi, les prévisions de croissance -de 1,5% contre 4% en 2023 et 2024- viennent d’être corrigées par le FMI à 0,9% pour 2025, tandis que l’inflation, en hausse permanente depuis cinq ans, dépassait 10% en mars déjà.

Quant au déficit budgétaire, en augmentation de 30% par rapport à l’année précédente, il atteint les 53 milliards de roubles alors que les dépenses pour la défense et la sécurité représentent 40% des dépenses publiques. En augmentation de 20% au premier semestre de 2025 -alors que l’augmentation des recettes fiscales se limitent à 3,7%- les dépenses militaires atteignent ainsi 6,3% du PIB.

Parallèlement, le fonds de réserve de la Russie tend à fondre comme neige au soleil puisque il a passé de 10’000 milliards de roubles en 2022 à 2800 milliards de roubles à fin 2024 alors que, durant la même période, la Banque centrale russe a du vendre sur le marché international plus de la moitié de ses réserves d’or.

Et alors que les revenus des exportations pétrolières et gazières -un tiers des recettes publiques- vers l’Inde, la Turquie et la Chine baissent fortement -moins 18,5% depuis le début de l’année- suite à la chute des cours du brut, la production industrielle de la Russie tend à s’écrouler. Au deuxième trimestre de 2025, la métallurgie a connu un fléchissement de 18% et les bénéfices de cette industrie s’effondrent : moins 88% par rapport à 2024.

Quant à la production automobile, elle voit le secteur des voitures baisser de 28% et celui des camions frôler le gouffre avec une production en chute libre : moins 40% ! Et que dire de l’industrie du charbon dont les pertes pour 2025 pourraient, selon les estimations officielles, s’élever à 300, voire 350 milliards de roubles à la fin de cette année ? De plus, depuis 2022, la dette des entreprises privées auprès des banques a doublé.

De plus, selon The Economist4, le montant des pensions de guerre et des salaires des soldats engagés en Ukraine que le trésor public serait amené à devoir verser d’ici la fin de l’année pourrait s’élever à vingt milliards de roubles. 5

En matière de pouvoir d’achat de la population, la réduction des investissements dans l’industrie civile combinée à l’inflation, provoque une chute de l’ordre de 20% alors que la solde de base des hommes de troupe est deux fois et demie plus élevée (500’000 roubles) que le salaire moyen, ce qui contribue à l’accélération de l’inflation.

En même temps, 42% des entreprises russes connaissent une pénurie de personnel et presque la moitié, 48%, des banques russes enregistrent une dégradation de leurs résultats financiers..

« Que ta main gauche ne sache pas ce que fait la droite » (Mathieu 6.3)

L’injonction biblique semble particulièrement idoine à propos des supports extérieurs à cette économie au bord de la rupture.

Alors que le plantigrade semble souffrir de mille maux, il bénéficie tout de même de solides apports en rentrées fiscales, celles des entreprises occidentales qui, malgré les sanctions, ont toujours pignon sur rue sur les rives de la Volga.

En effet, des 4077 firmes occidentales actives en Russie avant l’agression contre l’Ukraine, 3574 le sont encore en 2025. Parmi elles, on compte Pepsi et Coca Cola, Procter & Gamble, Nestlé, Philip Morris, Mars, Novartis mais aussi, étonnamment, Raiffeisen6.

Selon le KSE Institute (l’école d’économie) de Kiev, l’annbée passée, ces entreprises auraient versé en impôts à l’Etat russe quelques 21,6 milliards de dollars -soit 1678 milliards de roubles!- contribuant ainsi de manière non marginale au financement de son effort de guerre.

Cité par le quotidien du grand patronat italien, La Stampa, le KSE écrit que « les firmes dont le siège est dans l’UE ou dans les pays du G7 engagés à soutenir l’effort de défense de l’Ukraine demeurent parmi les plus importants contribuables de la base imposable russe. Pratiquement, pour dix dollars versés par les gouvernements [à l’Ukraine], leurs firmes respectives en ont payé un en taxes aux Russes ».7

Et si la main gauche ne doit pas nécessairement savoir ce que fait la droite, il serait peut-être utile, avant de détourner des sommes colossales au profit du complexe militaro-industriel -en majorité nord-américain puisque 58% des systèmes d’armes vendus de par le monde le sont par des entreprises étasuniennes8– de sanctionner les entreprises qui contournent les sanctions !

Le fauve blessé

De toute évidence, le plantigrade souffre d’un certain nombre de bobos qui, additionnés le limitent dans ses appétits.

Ainsi, par exemple, c’est toujours le peu suspect de sympathies trotskistes The Economist9 , qui estime que, au rythme actuel, il faudrait 89 ans aux armées de Poutine pour prendre le contrôle de l’Ukraine.

Le quotidien londonien de la finance n’a toutefois pas calculé le nombre de siècles qu’il leur faudrait pour venir menacer l’Allemagne, la France ou la petite Suisse…

C’est contre ce scenario qui, s’il se réalisait, pourrait devenir réalité au cours des siècles à venir que d’importants plans de réarmement sont décidés, tant dans l’Union européenne qu’en Suisse.

Sauf que, loin de nous mettre à l’abri, ces programmes de surarmement,pourraient avoir l’effet contraire à celui qu’ils prétendent vouloir assurer.

La supériorité technologique des industries d’armement occidentales par rapport aux capacités de la Russie est évidente.

De tous ses systèmes d’armes, la grande majorité date du siècle passé que ce soit au niveau des armes personnelles -huit des neufs fusils mitrailleurs en dotation datent du siècle passé-, de l’artillerie -sur les 24 systèmes d’obusiers, 15 datent d’avant l’an 2000-, ou de l’aviation -en sa version la plus récente, le Sukhoï 27, le plus jeune des chasseurs russes, a plus de trente ans.

Certes, le plantigrade est vieux et atteint d’arthrose, mais on sait le fauve blessé d’autant plus dangereux. Et c’est ce danger là, bien moins éloigné dans les siècles, qu’il faudra à tout prix écarter.

La combinaison entre la kleptocratie diffuse, véritable religion d’Etat10 et les difficultés économiques majeures énoncées ci-dessus mettent l’industrie militaire russe dans l’impossibilité sur grande échelle de concurrencer la fabrication d’armes occidentales.

Mais pourrait, et là est le principal danger, le danger majeur et ultime, pousser le Kremlin et ses satrapes galonnés à réagir avec la seule menace qui est, elle, bien réelle, la menace atomique.

Ainsi, ce n’est pas le réarmement qui est à privilégier, mais l’exercice de pressions politiques, par la mobilisation des peuples, mais aussi par des sanctions non pas contre qui dénonce les crimes de génocide commis à Gaza mais contre ces multinationales qui contribuent au militarisme russe, et contre ceux qui continuent à acheter gaz et pétrole russe.

Et en s’attaquant à ceux qui ont fait de la guerre une source de bénéfices, à l’image de l’entreprise d’armes allemande Rheinmetall dont la valeur de l’action a passé de 100 euros le 22 février 2022 à plus de 1900 euros aujourd’hui…

1er décembre 2025

1Le Matin Dimanche, 9 mars 2025, pp. 3 et 4

2D’après un calcul macabre de The Economist, en 2025, le gain de territoire par soldat russe mort au combat serait de 0,038 km 2.

3Le Temps, 13 août 2025

425 novembre 2025

5Le Temps, 13 août 2025

6La Stampa, 11 juillet 2025

7Idem

8Il s’agit de Lokheed Martin, Boeing, Raythéon et General Dynamics

9The Economist, 10 juillet 2025

10Le détournement du carburant des chars par les commandants de troupe mis à jour au début de la tentative d’invasion de l’Ukraine n’étant que l’expression au niveaux militaire des autres détournements de la propriété collective sur lesquels est fondé le système russe.

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